La surface corporelle peut devenir le lieu privilégié d’inscription des expériences carcérales, des résistances corporelles et des rébellions. Les tatouages sont les traces indélébiles d’une volonté libre de façonnement de soi. Ils affirment la propriété du corps et l’autodétermination, qu’ils crient l’insurrection contre l’ordre judiciaire et clament l’opposition au système carcéral, qu’ils attestent du vécu traumatique indépassable de la prison en le « gravant » à même la peau ou qu’ils revendiquent plus ou moins consciemment une identité de voyou et l’appartenance à la communauté des damnés de la terre en incarnant la stigmatisation sociale dans l’exhibition du stigmate ; un peu comme en écho à la sinistre coutume du « fleurdelysage », qui était la marque infamante infligée aux galériens et prostituées sous l’Ancien Régime. Cette pratique est d’ailleurs réinterprétée par Kafka dans une étrange nouvelle La colonie pénitentiaire : on se rappelle qu’à l’initiative d’un commandant défunt au surmoi implacable, l’article de loi enfreint par le condamné est gravé dans sa chair par une machine infernale jusqu’à ce que mort s’en suive. Notons encore le marquage corporel du numéro d’identité dans les camps nazis, rabattant l’humanité sur l’animalité et assimilant l’homme à du bétail bon pour l’abattoir. Marquer le corps de l’autre, prisonnier, esclave ou simple partenaire d’un jeu sadomasochiste, est un acte de possession. Posséder son corps comme un bien conduit à évacuer l’être qui l’habite, suffisamment pour user de ce bien comme d’un objet, comme un sac de peau, par exemple. Le détenu, en maltraitant le sac de peau qui lui sert de refuge par des scarifications et des mutilations, retourne contre lui-même la violence institutionnelle, lutte contre son vécu d’impuissance et affirme la réappropriation de son territoire corporel. Les coupures permettent de soulager les tensions physiques et psychiques, d’écrire sans mot par la voie la plus courte sa détresse à même la peau, de s’auto-punir ou parfois de se purifier en faisant couler le sang sacrificiel et souvent d’obtenir des bénéfices secondaires. La coupure est encore ce qui reste à montrer de soi quand on se sent dilué dans la masse et noyé dans l’anonymat, à la limite de la dépersonnalisation, sans un regard de reconnaissance pour légitimer son existence et son appartenance à la communauté humaine. L’infirmière qui prend soin du détenu, lui serre la main, l’appelle par son nom, touche son corps pour recoudre et panser, fait un travail de restauration fondamentale de sa subjectivité ancrée dans le corps douloureux et légitime un temps son existence. De toutes ces formes d’atteintes volontaires à l’intégrité corporelle, on pourrait dire selon la formule juridique que le prisonnier exerce sur son corps son droit de propriété jusqu’à l’abusus, la possibilité de le détruire comme on détruit un bien dont on dispose. La mutilation est parfois la livre de chair à céder pour faire entendre une requête et recevoir une réponse.
extrait de "La dénaturation carcérale. Pour une psychologie et une phénoménologie du corps en prison."
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