(temporary digital archive) neo-colonial urbanism, a love tribute to my hometown
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14/03/2024
J'ai vu plus de feu de voiture que la mer dans ma vie. Je pensais ne pas tant aimer que ça, la mer, parce qu’avant de mûrir je crois que j'avais peur de la liberté que ça impliquait et la renaissance mortelle qui s'y terre. Avant de découvrir le scintillement des vagues en plein après-midi à l'heure la plus chaude de la journée, ondulant mon esprit jouissif dans ce portail vers le nouveau monde, j’étais persuadé que j'allais mourir ici sans jamais sortir de là; condamné à la résignation à vivre entre ces murs de classe, de race et de genre et relégué à la périphérie de l’emprise postcoloniale.
Sarcelles, tu as attesté sur mes papiers de citoyenneté française, de ma naissance, loin du continent de mes ascendants, mais aussi de ma scolarité, de mon activité sportive, de mes premières amitiés, de mes premiers traumatismes. Ta terre abrite encore aujourd’hui mes parents dans ce quartier qu’on est en train de détruire et reconstruire, comme tu héberges tant d’histoires colonisées sur tes propriétés bétonnées et divisées, faisant de toi un refuge parfois temporaire et parfois jusqu'à l’enterrement. Pourtant, plus que nulle part ailleurs, la simple évocation inattendue de ton nom me fait instinctivement bondir de familiarité, illuminant mon ennui quotidien, me faisant scander les chiffres de ton département à l’unisson comme si en me délivrant à cet élan de fierté incontrôlable dans l’enracinement d’un lieu natal allait me fait me sentir plus proche des autres en plein centre de la métropole.
Maintenant que je te suis (pas si) loin avec plus de certitude à m’ancrer quelque part pour quelques années, je me remets dernièrement à penser plus affectueusement à toi, comme si je pouvais enfin avoir le recul nécessaire pour retourner te voir. Interrogeant rituellement mes racines, qui m’ancreraient bien quelque part pour contrer mon enfance trimballée géographiquement par l’aide sociale à l’enfance et la psychiatrisation adolescente, je prends donc le rer D à gare du nord mettant en route mon articulation brutaliste de cette archive modeste. Un hommage advenant de mon envie récente de montrer d’où je venais à qui s’est intéressé et contraire à ma sociabilité m’ayant poussé à camoufler ton empreinte sur moi.
Il y a eu des années où je ne me suis pas arrêté à ta gare une seule fois, d’autres où je venais plusieurs fois dans le même mois, mais à chaque fois que je retournais te voir, tu avais quelque chose de changé. Au fil de la décennie, tes changements devenaient de plus en plus accélérés, ils devenaient alarmants. Pour confirmer la gentrification que je suspecte scientifiquement, je me dirige chez mes parents, locaux de la ville depuis plus la moitié de leurs vies, dépassant leur temps fondateur passé au sud du Việt-Nam à la fin de la guerre. À la suite de leur vécu où ils ont élevé mes sœurs à la cité rose de Pierrefitte, commune frontalière, ils déménageront à mon arrivée plus tard aux flanades. Dans ce présent où mes sœurs et moi sommes tous partis dans l’urgence de ce nid familial chaotique, eux restent et finiront certainement leurs vies au-dessus de ce centre commercial emblématique dont on ordonne en cours la démolition.
Arrivant par le tramway chez eux, j’enlève mes chaussures, je grimace à mon chat, j’embrasse mon chien, et je me mets à table avec eux. Je les questionne en lézardant sur le chemin du courant d’air qui traverse l’appartement, et c’est comme ça que j’apprends les nouvelles des changements et des évènements municipaux. Chérissant la valeur des témoignages des vieux retraités qu’ils sont devenus et leur attention au détail à ce qui se passe malgré la barrière du langage, sortir chaque jour faire la balade de Sky leur permet d’observer la vie autour d’eux s’écouler d’une manière irremplaçable à mon moyen douteux de me reconnecter avec Sarcelles. Il ne me reste plus qu’eux ici, et quand ils ne seront plus là, peut-être parce qu’ils mourront écrasés des conséquences a posteriori accidentelles de la démolition du centre commercial, est-ce qu’il me restera un quelconque lien avec cette terre qui m’a vu la fuir si jeune?
La seconde génération d’immigrés dont je fais partie se situe le cul entre deux chaises, dans des questionnements contemporains d'une identité au contact et au service rapproché de ceux qui détruisent le sud global de nos ancêtres, mais aussi de nos cousins et cousines actuels. Nos récits multiples issus de terres si différentes s'entremêlent, clashent directement nos corps et nos esprits avec les bénéficiaires du privilège hérité de l’empire colonial. Le pouvoir français, créateur du statut et du code de l'indigénat continue de rester une puissance impériale transcontinentale aux nombreuses bases et propriétés maritimes en plus de son influence géopolitique, et n’a en réalité jamais vraiment arrêté de troubler et de piller partout là où il pourrait s’enrichir. En comparant avec les nationalités trouvées dans ces rapports d'archive que je parcours digitalement (puisque les statistiques ethniques sont devenues interdites en france), ou plus simplement encore dans les rues parcourues pour actualiser ce que j’ai connu en fondation, je ne peux m’empêcher d’interpréter avec révolte les innombrables raisons qui nous ont pour la plupart menés à vivre au sein de tes délimitations.
À Sarcelles j’étais une Vietnamienne prise pour une Chinoise, et à l’extérieur de la banlieue, je me sentais plus banlieusarde que vietnamienne. Je me demande ce que ça donnera quand j’irai au Việt-Nam pour la première fois. Après tout, d’où est-ce que je viens et pour qui je me prends à me proclamer porteur symbolique de l’histoire décoloniale du Việt-Nam? Comment le droit du sol qui me différencie de mes parents au statut de réfugié politique me permettrait de parler de décolonial quand le Việt-Nam est autant une chimère pour moi que je le suis pour ceux nés là-bas? Concrètement Sarcelles, je t’appartiens plus qu’au Việt-Nam.
Ainsi, je m’interroge sur ma propre situation, cette dernière qui constituera à l’échelle ridiculement microscopique ton histoire à travers le passage de ma famille dans tes logements et tes infrastructures. Comment décoloniser un terroir qui n'est pas le nôtre? Et la france elle est à qui? Aux anciennes colonies? Terre d’accueil ou plutôt de privation d’un pays d’origine, dans quelles circonstances étions-nous destinés à arriver ici? Quel est le lien au terrain quand on fait face à un effacement de notre rapport au sol sous couche de béton, matériau caractéristique de l’urbanisme moderne, mais plus difficilement pensable en cohabitation à travers le prisme d’une écologie populaire dans le nord global?
Quand l’écolo’ blanc (dont sa france confortable a été bâtie par les efforts sanglants de ceux qu’on parque dans les HLM au plomb) pense à la nature auquel il s’oppose et hiérarchise en tant que concept, il n’arrive qu’à s’imaginer des forêts et des plaines vertes aplaties où rien ne dépasse, exhumant l’odeur de son propre gazon tondu à la monoculture suprémaciste. Quant au savoir indigène du paysan, souvent représenté et fantasmé comme figure gardienne de celui qui sait entretenir un dialogue permanent avec ces paysages et ces ressources, il ne peut être transposé exactement en celui du banlieusard. Néanmoins, à chaque débordement, à chaque émeute, à chaque manifestation, à chaque action et interaction des résidents habitant ton corps optimiste, je ne cesse admiratif d’y entrapercevoir une autre forme de complicité débrouillarde et expérimentée dans ces recoins de lieux de vie, depuis et sous les tours et les barres de ton contenant-citadelle. Dans ce cas, les plantes et les animaux de ta jungle écosystème dans tout ça, ça donne quoi? Comment est-ce qu’on respire, se soigne, mange et se déplace sur toi?
J’ai toujours été un grand fan de tes transports entre les bus, le rer, le tramway venu par la suite, bien que ton accès au routier n’avait que pour fonction première de transporter en aller-retour les forces productives à leur lieu de travail. Mais ces temps-ci quand je rentre au foyer familial, je me suis découvert récemment la sérénité de fouler des pieds le long des tes rails. Je ne suis plus pressé comme je pouvais l’être enfant à devoir courir après tes créatures mécaniques, je peux avec privilège prendre le temps de suivre ces écureuils peuplant tes squares, qui me feraient pour rire presque croire être à Tiohtià:ke. Je n’arrive pas à savoir si ils ont toujours été là, comme le sont les pigeons du logo de Sarcelles.
Pareillement, tes parcs vides de gens et de jeux ne me sont pas si étrangers que ça. Il y a de l’espace vert, mais ça ne suffit pas à rassembler puisque près des écoles, l’espace se réduit sur la chair. Enceintes, cloisons, barricades, grilles, portails, fermetures. Comme des barreaux piégés d’un système sécuritaire qui se referment sur soi, je me demande ce que je serai devenu si je n’avais pas réussi à m’échapper dix ans plus tard. Mais à ma plus grande surprise, retourner et me tenir dans les endroits qui m’ont formé à ce moment-là me bouleverse d’inspiration. Je me sens exceptionnellement régénéré sous ce ciel qui pourrait prendre en reflet de couleur n’importe laquelle de tes humeurs, et je n’en aimerais pas pour autant moins baigner sous cette lumière entretachée par tes gratte-ciel.
Les endroits socioculturels proches de là où j’ai grandi, laissés à l’abandon pendant des années bien avant ma naissance et ma connaissance, sont remplacés par de l’immobilier envahissant. Je vois les entreprises à la Stéphane Plaza inonder les boites aux lettres d’estimation de bien dans certains quartiers. Je comprends. 30 minutes pour arriver à gare du nord, proximité avec l’aéroport, l’espace d’origine du territoire (qui n’a rien à voir avec la cité de Kwoloon) qui se fait grignoter toujours plus est attractif pour le capitalisme.
Les financements des parcs d’immeubles ont changé des institutions publiques socioétatiques aux investisseurs privés. Comme par la Compagnie des immeubles parisiens qui font de toi leur incubateur dernier cri de transformation numérique, possiblement nid de datacenter, avec à la tête Xavier Niel, propriétaire des Flanades. Le futur. Loger proche d’une capitale aussi dévorante que paris garde le but ironique et identique au renouveau annoncé il y a bientôt 70 ans. Emmurer et encager en amiante dans le but d’exploiter jusqu’à épuisement le labeur inestimable des colonisés et des pauvres, avant de les remplacer comme des moins que rien par les bénéficiaires du pouvoir analogue, qui sans interruption continue de s’étendre et de tourmenter leurs familles de l’autre côté de la mer.
Méditatif, je profite du beau temps qui revient en mars pour grimper les petites collines de ton lac certainement bien différentes des montagnes abyssales du Việt-Nam que j’ai pu voir sur les moteurs de recherche, apprécier ces champignons et ces détritus éparpillés en symbiose près des dernières installations survivantes à barbecue, et en voulant enregistrer à 4 pattes le son d’ambiance des oies qui gardent ce point d’eau considérable, je m’écraserai sans faire exprès dans des champs d’orties*, les mains brûlantes, mais satisfaites de t’entendre me murmurer de toutes les manières possibles. Le soleil se couchera à plusieurs reprises pendant ces journées de pêche à hommage digital, annonçant mon retour déprimant à paris, ville de merde. Je rentrerai ordinairement le coeur mi-pincé mi-paisible, de me sentir aussi impuissant qu’émerveillé.
Rongé par la complexité des sentiments qui me traversent à la poursuite de mon origine spatio-temporelle, le portrait de Sarcelles que j’ai dressé est ma réponse un peu juvénile à la question d’où je viens. En intimité partagée, cette chronique personnelle, mais par la même occasion impersonnelle me rappelle tout autant à la modestie de n’être qu’autant l’un des fruits de ces conditions de misérabilité que la graine d’un avenir surprenant et plein de rebondissements. C’est en observant la pseudo-finalité de mon projet, notamment cette pellicule d’immortalisation développée aux couleurs champêtres, que se mobilisera en anxiété mémorielle ce que j’ai fait de plus atypique dans mes années les plus douloureuses à Sarcelles.
Assise entre le stade et le collège près de cet arrêt de bus, mon chien dans les bras, je dissociais sans bouger pendant de longues heures réparties sur de longs mois, à noyer ma dépression suicidaire infantile dans l’atmosphère sensorielle de la route qui séparait l’étendue de verdure du complexe sportif d’en face à cette ZEP que j’avais échouée. Une décade plus tard où on ne voit pas de sarcellois dans ma représentation artistique située, j’y retrouve dans ce vide humain mon enfance esseulée par la déscolarisation avant l’âge légal et mes échecs d’une possibilité de transfuge de classe, non pour mon propre égo, mais pour dédouaner mes parents exilés du poids matériel que je représente.
Conséquemment des souffrances infligées par les institutions de contrôle social et de sa police douce contre ma sarcellite, bâtir à partir de collage cette verticalité déroulable dont la devanture est une fresque dont je ne veux pas en voir la fin me réconforte naïvement. Mon filetage de mémoire non professionnel et non éduqué me récompense seulement individuellement, et ce même si il me semblera toujours incomplet, à l’image d’un bulletin scolaire où on me dirait que je peux mieux faire. Alors à ce rond-point de la revue de presse et média, pop culture internet et études académiques, rapports régionaux et trophées personnels dont l’esprit de dérision indiquerait la sortie, je tente de confronter l’imaginaire extérieur à ma fourmilière natale avec cette prise de position où j’estime Sarcelles, la banlieue et la cité comme ce qui me rapprocherait le plus d’une notion de civisme critique, fier de mon appartenance à l’amertume et son dépassement.
Ce projet s'inscrit également dans une pratique artistique libre d’accès dont rien ne m’appartiendrait autant que je fais partie du récit même. Sur une balance qui ne pencherait pas plus d’un côté que de l’autre, seront mesurés ma photographie sans aucun copyright à part celle de la reconnaissance à ta terre qui nous laisse t'admirer dans ta nature qu'on a du mal à se représenter, faisant le même poids que les autres éléments découpés à l’outil de capture d’écran et formats de fichiers divers, dont les avis, créations, opinions, expériences, travaux m’ont fait réfléchir mon attachement à la ville que ce soit à travers l’opposition ou l’acceptation.
Enfin et avant tout, fidèle à la pratique sarcelloise des enseignements spirituels de ma ceinture noire de karaté et de ma passion pour la savate française, je ne peux non plus détourner le regard face à l’humiliation et au mépris des masses noires et arabes à travers ces violences policières meurtrières, contrôles abusifs insupportables, discriminations et indignités répétées et brutalisant leurs psychés et leurs peaux, instrumentalisant les Indochinois et autres asiatiques de l’est en homme de paille modèle et chiens de garde de la race blanche. Baignant dans l’énergie exultante de cette rage solidaire face à ces injustices qui traversent les récits ouvriers et opprimés, je célébrerai avec enthousiasme chaque tentative native d'indépendance et d’autodéfense/autodétermination face aux pouvoirs publics délabrés et répressifs.
Ni républicain ni universaliste, c’est dans l’autonomie rêvée de cet espace partagé dans la tanière de la bête, que je tente d’absorber de la périphérie vers le centre, à la recherche de la libération interdépendante et internationaliste avec le sud global. Incarner le grand remplacement, l’espèce invasive qui n’a pas demandé, mais qui prendra. Ce témoignage sera mon premier coup rendu et certainement pas le dernier à la violence culturelle qu’on t’a infligé à toi et à tes enfants. L’appauvrissement en inflation de ton peuple par des vies entières sacrifiées pour l’empire français ne fait qu’intensifier l’impératif à organiser tes voix et tes chants pirates.
*Au collège, j’étais aussi tombé dans un champ d’orties en prenant le raccourci pour rentrer chez moi à la pause du midi, mais cette fois, c'était le corps entier.